En inventant la vulcanisation, il rendit possible l’utilisation du caoutchouc pour de multiples applications industrielles.
- Par Julie Carceller
Publié le 15 juil. 2008 à 03:30
On l’utilise partout ! Dans le bâtiment, dans l’aéronautique, pour la confection de vêtements, dans l’automobile… Légèrement supérieure à 21 millions de tonnes par an, la production mondiale de caoutchouc ne suffit plus aujourd’hui à couvrir la demande, notamment celle en provenance des pays émergents. L’augmentation de la production chinoise de pneumatiques a ainsi entraîné de fortes tensions sur le marché du caoutchouc, qu’il soit naturel ou synthétique. Résultat : depuis deux ou trois ans, les cours ne cessent d’augmenter. Une telle évolution n’eût sans doute pas déplu à Charles Goodyear, lui dont l’invention majeure – la vulcanisation – a donné le véritable coup d’envoi à l’industrie du caoutchouc.
- Woburn (Massachusetts), un jour de l’hiver 1839. Charles Goodyear est venu au magasin général de la ville pour présenter sa nouvelle « décoction » – de la gomme mélangée à du soufre. Comme d’habitude, l’ancien quincaillier, déjà emprisonné pour dettes, n’a essuyé que des sarcasmes de la part des commerçants locaux. Depuis le temps qu’il cherche une formule visant à stabiliser le caoutchouc, l’homme est devenu une légende. Faire en sorte que le caoutchouc résiste aux variations brutales de température : à ce projet un peu fou, à cette quête quasi mystique, Goodyear s’est en effet voué corps et âme, y sacrifiant ses forces et ses – très maigres ! – ressources. Mais toutes les expériences qu’il a menées jusque-là ont échoué, le rapprochant chaque jour un peu plus de la déchéance. Les épreuves, ce fervent croyant qu’est Goodyear les a toujours accueillies calmement, remettant sans cesse l’ouvrage sur le métier, convaincu que Dieu, tôt ou tard, lui indiquerait le chemin. Mais, en ce jour de 1839, sa patience est à bout. Alors que, réunis autour du poêle, les notables de Woburn se moquent effrontément de sa nouvelle tentative, il craque et jette en l’air, excédé, la poignée de gomme collante qu’il a amenée avec lui. C’est alors que se produit le miracle tant attendu. Comme si Dieu avait guidé sa trajectoire, la gomme retombe en plein sur le poêle brûlant. Lorsque Charles Goodyear, empli de confusion, cherche à la décoller, il constate qu’au lieu de fondre comme de la vulgaire mélasse, elle a pris la consistance d’un cuir brûlé, et qu’autour de cette curieuse matière une sorte de ceinture brune et élastique, et de surcroît parfaitement étanche, s’est formée. Sans le vouloir, Charles Goodyear vient d’inventer la vulcanisation du caoutchouc. Un procédé qui est encore aujourd’hui à la base de presque toutes les applications industrielles du caoutchouc.
- Le caoutchouc… Depuis que les premiers conquistadores ont ramené d’Amérique du Sud un peu de cet étonnant liquide blanc laiteux – le latex -, il n’a cessé de faire fantasmer l’Occident. Les Espagnols, les premiers, avaient tenté de reproduire les articles résistant à l’eau que les Amérindiens confectionnaient déjà depuis des siècles. En vain. Devenu une curiosité de musée, le latex était alors tombé dans l’oubli. Jusqu’à ce qu’un Français, Charles de la Condamine, parti explorer l’Amérique du Sud, rapporte en 1736 plusieurs rouleaux de caoutchouc brut, assortis d’une description détaillée des produits fabriqués par les peuples d’Amazonie. L’Europe des Lumières s’était alors à nouveau intéressée au latex et à ses nombreuses propriétés. Ainsi, en 1770, le chimiste anglais Joseph Priestley avait découvert que le caoutchouc pouvait effacer des marques d’encre par frottement. Vingt ans plus tard, un industriel britannique, Samuel Peal, brevetait une méthode d’imperméabilisation des tissus en mélangeant du caoutchouc avec de la térébenthine. En 1823, la première fabrique de vêtements en caoutchouc était ouverte par Charles Macintosh à Glasgow. Au début du XIXe siècle, les articles caoutchoutés bénéficient d’un véritable engouement dans toute l’Europe…
- Lorsque Charles Macintosh ouvre sa petite usine en Ecosse, Charles Goodyear est à mille lieues de se préoccuper d’une matière dont il n’a même sans doute jamais entendu parler. Né en 1800, il a travaillé dès l’âge de quatorze ans dans une quincaillerie de Philadelphie avant de rejoindre, vers 1818-1819, l’importante manufacture de boutons d’ivoire que son père – un ancien fermier – a fondée à Naugatuck, dans le Connecticut. En 1824 – l’année de son mariage avec Clarissa Beecher -, il décide de voler de ses propres ailes. A Philadelphie, où le couple a élu domicile, il ouvre un magasin de quincaillerie. L’affaire est prospère. Jusqu’à ce que la crise de 1828-1829 l’accule à la faillite. Emprisonné quelques mois pour dettes, Charles Goodyear commence sa longue descente en enfer.
C’est en 1832, alors qu’il se débat toujours avec ses créanciers et qu’il cherche un moyen de subvenir aux besoins de sa femme et de leurs six premiers enfants – le couple en aura douze au total ! – qu’il se passionne pour le caoutchouc. « Il n’y a sans doute aucune autre substance inerte qui attise autant l’esprit », dira-t-il plus tard pour justifier cette passion dévorante. Convaincu que le latex offre d’innombrables possibilités, il se met à travailler frénétiquement la gomme, cherchant à inventer de nouveaux produits dont la vente lui permettrait d’éponger ses dettes. Dans le courant de l’été 1834, il met ainsi au point une valve pour gilet de sauvetage en caoutchouc. Las ! Lorsqu’il vient présenter son invention au directeur de la Roxbury India Rubber Co., le premier fabricant américain de produits en caoutchouc, le marché est au plus mal. La ruée sur le caoutchouc qui avait commencé à la fin des années 1820 a en effet cessé aussi brusquement qu’elle avait commencé. Alors qu’au début des années 1830 encore, tout le monde demandait des articles fabriqués dans cette gomme imperméable venue d’Amérique du Sud – surtout du Brésil -, les clients ont fini par se lasser de cette matière malcommode qui devenait aussi molle que de la glu en été et dure comme du bois en hiver. Des nombreuses usines ouvertes, pas une seule n’a survécu, à l’exception de la Roxbury India Rubber Co. Mais celle-ci est au plus mal. Croulant sous les milliers d’articles retournés par ses clients, elle a dû enterrer pour près de 20.000 dollars de stocks avariés. Avec sa valve, Charles Goodyear tombe donc au plus mal.
- Pour l’inventeur, la déception est cruelle ! Mais ce que lui a dit le directeur de la Roxbury India Rubber Co. le convainc de changer son fusil d’épaule : plutôt que de travailler à la mise au point de nouveaux produits, il cherchera à stabiliser le caoutchouc, première étape indispensable vers le développement de nouvelles applications industrielles. Il n’est d’ailleurs pas le seul à le faire. Cette même année 1834, les chimistes allemand Friedrich Ludesdorf et américain Nathaniel Hayward découvrent que l’addition de soufre à la gomme de caoutchouc élimine la nature collante des produits finis. Un premier pas important vient d’être franchi. Mais il ne règle en rien la principale difficulté : celle de la résistance aux écarts de température. Cinq ans durant, Charles Goodyear travaille d’arrache-pied à la résolution de ce problème. Cinq années de difficultés et d’espoirs déçus. Comme ce jour de 1836 où, croyant avoir enfin mis au point la bonne formule, il fabrique dans sa cuisine des centaines de couvre-chaussures en caoutchouc séché avec de la poudre de magnésie… qui fondront en une pâte difforme avant même d’être vendues.
- En 1837, la situation de l’inventeur est devenue désespérée. Incommodés par l’odeur pestilentielle qui émane de chez lui, ses voisins ont exigé qu’il déménage. C’est à New York que Charles Goodyear et sa famille ont trouvé refuge. Ayant convaincu quelques hommes d’affaires de New York et de Boston de financer ses recherches, il est parvenu à décrocher un contrat pour la production de sacs postaux fabriqués à partir d’un mélange de caoutchouc et d’acide nitrique… Mais tous ont fondu au soleil ! En 1838, totalement dépourvu de moyens, il s’installe avec sa famille dans une minuscule maison de Woburn. Touchés par ses malheurs, les fermiers des environs donnent du lait à ses enfants et le laissent ramasser quelques pommes de terre…
- La « découverte » accidentelle de la vulcanisation, au cours de l’hiver 1839, aurait pu enfin le sortir de la misère. En fait, il n’en est rien. La simple cuisson de caoutchouc et de soufre est en effet trop grossière et ne permet pas d’obtenir une matière homogène. Les trois années qui suivent sont les pires de sa vie. Souffrant de dyspepsie et de goutte, sans le sou, il poursuit ses expériences en béquilles. Une nouvelle fois, il est jeté en prison pour dettes. Six de ses douze enfants meurent en bas âge, victimes de malnutrition. En 1842 enfin, il découvre que l’application de vapeur sous pression à du caoutchouc mêlé de soufre permet d’obtenir un matériau parfaitement uniforme. Cette fois, le succès est à portée de main. Avec l’aide de son beau-frère, un riche tisserand qui l’a soutenu aux heures les plus noires, il crée une manufacture de fils de caoutchouc pour la confection de tissus gaufrés, très en vogue alors pour les chemises d’homme. Le procédé rencontre un succès immédiat. Hélas pour lui, Charles Goodyear ne sait pas en profiter. Dès 1844, il vend ses parts dans la manufacture et retourne à ses expériences : billets de banque, instruments de musique, cartes de visite, chapeaux, vestes, cravates, ressorts, roues, canots de sauvetage… En l’espace de quelques années, il multiplie les inventions.
- Pauvre Charles Goodyear ! Lui qui était convaincu que le caoutchouc offrait d’immenses possibilités ne tirera aucun profit ou presque de ses intuitions. Totalement dénué de sens commercial, il signe des contrats de licence qui lui sont ridiculement défavorables. Ayant tardé à déposer un brevet pour la vulcanisation, il se fait souffler la politesse par l’Anglais Thomas Hancock. C’est lui qui baptisera le procédé « vulcanisation », en hommage à Vulcain, le dieu romain du feu. Les dernières années de sa vie, Charles Goodyear les passe en d’innombrables procès – 32 au total – contre ceux qu’il appelle les « pirates de brevets ». Ces procédures achèvent d’engloutir les maigres sommes qu’il a mises de côté. De passage à Paris dans les années 1850, il est emprisonné seize jours pour n’avoir pu régler sa facture d’hôtel. A sa mort en 1860, ses dettes atteignent 200.000 dollars.
- A cette date, l’industrie du caoutchouc est sur le point de commencer son formidable essor. Dans les années 1870, d’innombrables usines en Europe et aux Etats-Unis s’emploient à fabriquer des articles à partir du précieux liquide blanc. En 1876, pour mettre fin au monopole brésilien de la production de latex, l’explorateur anglais Henry Wickham aménage à Ceylan les premières plantations d’hévéas. Elles se multiplient par la suite dans toute l’Asie du Sud-Est. En Indochine française, les premières plantations sont créées dans les années 1890. Au milieu des années 1920, la production atteindra déjà plus de 10.000 tonnes par an, faisant du caoutchouc l’une des toutes premières cultures spéculatives d’Indochine. A cette date, cela fait longtemps déjà – très précisément depuis qu’en 1888 John Boyd Dunlop a déposé son brevet – que le caoutchouc est utilisé pour une nouvelle application promise à un bel avenir : le pneumatique. Ultime clin d’oeil de l’histoire : en 1898, une firme de pneumatiques est fondée aux Etats-Unis : la Goodyear Tire & Rubber Company. Elle n’a aucun rapport avec l’inventeur de la vulcanisation ou un quelconque de ses descendants. Du moins permet-elle de perpétuer le souvenir et le nom de celui qui avait voué sa vie aux mystères du caoutchouc…
(PAR TRISTAN GASTON-BRETON (*))